Agriculture de conservation : échanges entre un ingénieur et un agriculteur
D’où vient l’agriculture de conservation ? Quels sont les retours d’expérience sur cette pratique ? C’est le point de départ de la discussion entre Jean-Luc Forrler, ingénieur agronome spécialiste de la conservation des sols chez VIVESCIA, et Stéphane Schumacher, un agriculteur dans le Tardenois. Voici cet échange à lire ou à écouter.
Jean-Luc Forrler : « Au départ, l’agriculture de conservation des sols s’est développée en Amérique latine. Le défrichement intensif des forêts amazoniennes entrainait des glissements de terre lors des orages. Les agriculteurs ont donc commencé à mettre en place un système de « non-travail » du sol avec des couverts végétaux pour maintenir les sols en place. En fait, on parle d’agriculture de conservation des sols car l’objectif premier est de conserver la matière organique des sols et les ressources naturelles que sont l’eau et l’air. Aujourd’hui, je pense que c’est aussi de « conserver » les agriculteurs sur les territoires… »
Stéphane Schumacher : « C’est en effet dans cet esprit que je me suis lancé ! Je suis implanté dans le Tardenois. Les terres y sont assez difficiles, voire très difficiles à travailler. Elles sont très argileuses. C’est ce qu’on appelle des terres lourdes. Les parcelles sont également très en pente et contiennent beaucoup de pierres. On est donc dans un contexte pédoclimatique compliqué pour nous permettre de gagner correctement notre vie en tant qu'agriculteur. Dès mon installation en 2003-2004, je me suis rendu compte que si je restais dans un système conventionnel, je n’avais que très peu de perspectives d’avenir en tant que producteur de blé, d’orge et de colza. A fortiori dans un contexte de forte volatilité des cours des céréales et d’augmentation du coût des intrants et du carburant… Il fallait changer de système… »
Jean-Luc : « Changer de système, c’est précisément ce que propose l’agriculture de conservation des sols. On remplace le travail mécanique par celui des plantes et des racines. L’enjeu, c’est de trouver des techniques alternatives au tout chimique qui marche de moins en moins… Et de baisser les coûts de production pour que les agriculteurs gagnent correctement leur vie en faisant leur métier. L’expérience prouve qu’on peut même augmenter le rendement si la technique est bien appliquée. C’est pourquoi l'agriculture de conservation des sols ne s'improvise pas. Il faut se former. »
Stéphane : « Oui ! Au début, j’ai participé à quelques formations en Lorraine. C’est à cette occasion que j’ai rencontré Jean-Luc Forrler. J’ai continué de le suivre de proche en loin. Mais au début, j’ai commencé un peu tout seul. »
Jean-Luc : « Le problème en effet, c’est que très peu d’instituts de référence en France s’intéressent à cette technique. Dans les années 90, on a essayé de transposer en France cette technique importée du Brésil. Mais le climat étant très différent, ces essais n’ont pas été concluants au départ. Pendant longtemps, quand on travaillait sur l’agriculture de conservation, on le faisait un peu en sous-marin ! Moi j'ai mis 22 années à parfaire à peu près un itinéraire technique pour que ça fonctionne ! Aujourd'hui encore, il y a très peu de conseillers capables d'accompagner les agriculteurs. Cette technique est totalement différente de ce que les agriculteurs ont l’habitude de faire. Et elle exige énormément de rigueur : les itinéraires techniques sont très très précis les trois premières années. Les mélanges de couverts aussi, en fonction des objectifs recherchés. »
Stéphane : « C’est ce qui explique que mes débuts ont été un peu difficiles ! J’avais même fini par penser que l’agriculture de conservation n’était pas adaptée à mes terres. Jusqu’à ce que j’adhère au Club VIVESCIAgrosol animé par Jean-Luc, que je participe à ses tours de plaine, et que je reçoive des conseils adaptés. Il ne faut pas rester isolé. Il faut apprendre, échanger … Les techniques de l'agriculture de conservation ne s'appliquent pas de la même façon selon les contextes pédoclimatiques. Suivant qu’on a des terres plutôt lourdes, argileuses, ou plutôt limoneuses, ou encore plutôt blanches, il faut mettre des couverts végétaux différents, avec des dates de semis différentes… Mais ça ne vient pas de but en blanc. »
Jean-Luc : « La période de transition dure entre 2, 3, 4 voire 5 ans pour que le sol change de système, pour qu’il passe d'un système travaillé à un système peu travaillé. Il faut le temps que la vie du sol se mette en place. »
Stéphane : « L’intérêt, en tant qu'agriculteur, c'est qu’on retrouve vraiment le sens de l’agronomie. Mais j’insiste, il faut être accompagné ! Ce que fait très bien le club VIVESCIAgrosol. Les tours de plaine sont organisés de façon très locale. Les conseils sont donc adaptés au terroir et au contexte pédoclimatique de mes terres. Moi, cela m’a fait changer de braquet dans ma façon d'aller vers l'agriculture de conservation des sols. Même si je considère que je suis encore en période de transition. »
Jean-Luc : « Stéphane le dit très bien. En respectant les protocoles adaptés à ses terres, il a changé de braquet. Aujourd’hui, l’agriculture de conservation des sols explose parce que l'agriculture française fait face à des prix fluctuants, des problèmes techniques insolubles, des insectes qu'on arrive plus à détruire… L’agriculture de conservation des sols propose des alternatives agronomiques pour résoudre un certain nombre de problèmes économiques. Et bien sûr, ce qui intéresse avant tout, c'est la baisse totale de charges de l'exploitation sans pénaliser les rendements. »
Stéphane : « Oui. D’abord, j’économise en intrants, c'est-à-dire en carburant, en engrais, en phytosanitaires. Tout ça sans perdre en rendement ! Souvent même, je les dépasse. En plus, en travaillant moins les sols, on les assèche moins. Ils sont de meilleure qualité. J’ai des levées plutôt plus belles que celles de mes voisins. Après, c’est vrai qu’avec les couverts végétaux, nos champs n’ont vraiment pas la même allure que les champs labourés. Et certains agriculteurs nous regardent d’un drôle d’œil ! »
Jean-Luc : « On est quand même très observés. Et comme on travaille dehors, tout ce que l'on fait se voit. On ne peut rien cacher. Quand les autres agriculteurs passent à côté de ces champs, ils s'interrogent, regardent, observent … En tous cas, ça ne laisse pas indifférent ! Et je pense qu’aujourd’hui, il n'y a pas un agriculteur qui ignore ce qu'est l'agriculture de conservation des sols. »
Stéphane : « J’ai des collègues agriculteurs qui me disent : j'attends de voir ce que ça donne chez toi avant de me lancer ! Moi, je ne peux que les encourager à adopter cette démarche agronomique. Et à rejoindre le Club VIVESCIAgrosol ! A échanger avec un conseiller agronomique du niveau de Jean-Luc, mais également avec d'autres agriculteurs sur leur expérience. Il y a une vraie émulation. On s'encourage les uns les autres. »
Jean-Luc : « Aujourd’hui, le Club VIVESCIAgrosol compte 350 membres. Et pour être au plus proche de tous les terroirs couverts par VIVESCIA, nous avons 17 groupes qui se réunissent chaque mois pour un tour de plaine. Ma grande satisfaction, c’est de voir les progrès accomplis en deux ans par tous ceux qui se sont lancés. La plupart sont partis de rien et je n'entends pas beaucoup de personnes parler d'échec. Le rôle numéro 1 du club, c'est vraiment d'accompagner les agriculteurs pour que ça se passe le mieux possible ! »
Stéphane : « Et ça fait aussi plaisir de voir beaucoup de jeunes dans ces réunions d'agriculteurs ! »
L’agriculture de conservation des sols est une démarche agronomique dont l’ambition est clairement environnementale, mais pas seulement ! Elle repose certes sur un ensemble de techniques culturales (dont le non labour) qui favorisent la biodiversité et évitent l’érosion. Mais quand on parvient à produire autant ou plus en investissant moins d’argent en mécanisation ou en phytosanitaires, on augmente la rentabilité de l’exploitation.